Cuba

La Havane, capitale de l'esthétisme colonial

La Havane, capitale de l'esthétisme colonial

Hors-normes. La première ville de Cuba ne répond à aucun des critères habituellement retenus pour désigner une capitale. Délabrée, colorée, cabossée, dansante, démunie, rigolarde, privée de (presque) tout, si généreuse quand elle accueille, bluffante d’esthétique coloniale et de charme tropical. Décollage immédiat.

 

Opportunisme et système D comme débrouillardise. A La Havane, l’ingéniosité est de mise car rien n’est jamais acquis. Un jour, le beurre manque, ou bien les œufs, à moins que ce soit le papier toilette, le savon, les ampoules électriques, la tôle ondulée, le sucre, l’aspirine, les téléphones mobiles, la bière, le ciment. Pas de quoi affoler les 2,2 millions habitants de la ville, il y a soixante ans que ça dure. Depuis ce satané 3 février 1962, lorsque les Etats-Unis firent voter par leurs alliés le blocus contre Cuba (11,2 millions de citoyens), nouveau venu sur la scène communiste internationale.

La Havane résiste bravement depuis cinquante-sept ans et n’a pas l’intention de céder un iota de sa fierté devant le géant américain, ses Nike, son rap ou ses Tesla. Sourire en prime. La preuve ? Ni McDo, ni Starbuck, encore moins de Coca en ville. Pire, Gramma, l’hebdo officiel du gouvernement, a calculé fin janvier 2019 que l’embargo avait provoqué 134,5 milliards de dollars de préjudice au pays dont plus de 4 milliards imputables au renforcement récemment décidé par Donald Trump, en rupture avec la politique d’ouverture menée par Barak Obama. Au moins sait-on quelle somme réclamera un jour l’île de Fidel devant les tribunaux internationaux.

 

Défilé Chanel sur le Prado

Passons sur les classiques, les guides savants font leur miel de mille merveilles. En priorité, la vieille-Havane, cœur historique marqué par la cathédrale du XVIIIème siècle (on peut préférer Santa Teresita de l’Enfant Jésus, toute proche), entourée par un dédale de ruelles piétonnes pavées le long desquelles il fait si bon se perdre, entre place d’Armes et calle Obispo, bordée de boutiques, bars et restaurants. Un délice. Puis, cheminer sur le Prado, majestueuse avenue avec terre-plein central piétonnier. Les artistes y exposent entre deux bancs de pierre qu’adorent les musiciens et les amoureux. C’est sur ce splendide podium urbain que Karl Lagarfeld organisa un défilé Chanel en mai 2016. Voir aussi le Malecon, évidemment, 7 kilomètres de promenade en bord de mer souvent battue par les vagues, rendez-vous préféré des couples entre deux baisers, selfie s’il vous plait. Côté ville, le Malecon est bordé par un collier de façades délabrées qui laissent imaginer les fastes du passé. Splendide. Ajoutons le cimetière Colon, aussi fascinant que notre Père-Lachaise parisien, ainsi qu’une pléiade de musées dont on poussera les portes selon ses passions, grands hommes, beaux-arts, science, révolution, etc. Reste à découvrir la vie de La Havane et ses étonnantes réjouissances.

Prado la Havane

Fotolia

 

Festival Dodge, Chevrolet, Cadillac

Combien y en a-t-il ? Dix mille, cent mille ? Les comptables annoncent 60 000 voitures américaines des fifties et sixties sur toute l’île, dont plus de la moitié à La Havane. Ces stars s’offrent en spectacle, ronde permanente de caisses décaties dans le décor grandiose des palais abandonnés. Un festival de Dodge 1955, Chevy 58, Ford 49, Plymouth et autres De Soto ou Cadillac, chromes briqués comme jamais, ailerons tendus à l’arrière de coffres géants, sièges blancs, parebrises immenses, calandres délirantes, peinture mille fois refaite et aussitôt lustrée comme en sortie d’usine. La flotte des belles yankees abandonnées sur place en 1959, lorsque les barbus cigare au bec déclarèrent les Etats-Unis non grata à Cuba, fait aujourd’hui la gloire du tourisme local. Seules les carrosseries sont encore d’époque à force de soudures, décabossages et autres rapiéçage. Pour le reste, moteur inclus, applaudir le génie des bricoleurs qui dénichent ou usinent les pièces de rechange. Bref, ne pas résister au plaisir de grimper à bord de ces automobiles d’un autre temps, pour un tour complet de la ville ou pour une simple course en version taxi (solide marchandage indispensable). A bord, coude sur la portière, s’imaginer belle à la sortie de l’opéra ou mafieux en veille de nuit, star sortant du casino plein aux as ou dame en diams au bras de son ponte regagnant avec chauffeur leur palais du Vedado.

 

Un an tout en blanc

Puis, direction rue Callejón de Hamel. Elle est fameuse pour ses peintures murales qui défilent les façades de cette étroite ruelle piétonne. La première donne le ton avec son slogan : « Je peux attendre plus que toi, car je suis le Temps ». A bon entendeur… Elle dessert un quartier d’artistes, peintres pour la plupart, tous inspirés par le ciel comme en témoignent les différents gardiens des lieux, des adeptes de la Santeria. Cette pratique très proche du Vaudou haïtien mêle christianisme et croyances (voire magies) venues d’Afrique avec les esclaves. Claustrophobes s’abstenir de descendre dans des caves sombres où le silence s’impose devant une croix, une bougie, des poupées chiffonnées, un morceau de bois calciné, une fleur fanée, un collier de verre fumé, une vieille pipe, un coutelas gravé, une phrase à la gloire de Jésus… Il est fréquent de croiser des adeptes de cette croyance en ville. Ce sont le plus souvent des femmes intégralement vêtues de blanc, des socquettes jusqu’au bonnet brodé, un vêtement qu’elles porteront toute une année en signe de renaissance à venir.

Jon de Hamal Santeria

L.Vallecillos/VWPics/Redux-REA

Changement d’ambiance au Palacio de la Rumba. L’édifice genre Art Déco ouvre sur la rue San Miguel, juste en face du parc de Trillo. Chaque jour, les fans de danse y travaillent leur excellence. A Cuba, on ne plaisante ni avec la musique, ni avec la salsa, le chachacha ou la rumba. Pas sérieux s’abstenir car la dévotion est de mise. Les profs bénévoles corrigent, ajustent, conseillent, juste pour le plaisir. En soirée, les musiciens s’installent sur la scène du fond, place à la fête ! Un Palacio de la Salsa délivre les mêmes plaisirs en bordure du Malecon.

 

Rendez-vous arty à la FAC

En guise de petit bonheur de la matinée, se rendre dans le quartier du Vedado. Au coin des rues 19 et B se tient un délicieux marché aux fleurs, fruits et légumes. Commencer par respirer en grand et apprécier les senteurs de mangues, de radis, d’ananas, de roses, de basilic ou de tomates fraîches. Un délice. Cuba n’ayant ni les moyens ni l’intention d’utiliser des pesticides ou des engrais chimiques, voici donc un marché totalement bio dont les trésors, souvent vilains et encore terreux, enchantent les tables havanaises. Du moins celles dont la famille a quelques moyens car les étiquettes supérieures à deux ou trois euros le kilo restent totalement inaccessibles dans un pays où le médecin gagne l’équivalent de 25 euros, non par consultation, mais par mois, autant que le prof ou l’avocat... Les produits subventionnés ou délivrés contre un ticket de rationnement sont entreposés dans une halle contigüe. Huile, lait, lessive, sucre et même cigares ordinaires y sont vendus.

Ultime visite obligée, celle de la Fabrica de Arte Cubano (calle 26, Vedado), la FAC. Le bâtiment abritait jadis une huilerie. La voici devenu champ d’exploration de tous les arts contemporains, peinture, sculptures, néons, architecture, vidéo, danse, mode, musique, etc. Une totale fusion à l’éblouissante créativité. Du coup, la FAC s’impose comme le volcan branché de La Havane. Ouvert du jeudi au dimanche, le site expose, joue, fait danser, rassemble et ravit. El Coccinero, le restaurant déployé en roof-top, complète l’argument d’une adresse à ne rater sous aucun prétexte.

 

Internet et la « taxe pipi »

Reste alors à expérimenter deux curiosités locales. D’abord, le misérable fonctionnement d’Internet à La Havane. La connexion est chiche, parcimonieuse et réservée à des lieux très précis, des espaces grands comme des confettis. Les hôtels la proposent mais uniquement à leurs clients et le plus souvent, seulement à la réception. Quant aux citoyens ordinaires, ils sont invités à patienter dans les parcs de la ville, seuls lieux où le pouvoir consent l’ouverture Web sur les autres et le monde. Etrange image que cette multitude de gens rassemblés entre arbres, bancs, massifs fleuris et jeux pour enfants, le regard figé sur l’écran de leur smartphone. Pour savourer cette liberté, il faut acheter une carte codée vendue dans les kiosques de l’entreprise publique de téléphonie, ETECSA. Un euro l’heure de communication pour appeler Miami comme Paris ou bien pour consulter ses mails.

Taxe pipi cuba

Cécile Perrinet Lhermitte

Enfin, attention à la taxe pipi. Les toilettes, fréquemment unisexes, égalité socialiste oblige, existent dans pratiquement tous les lieux publics. Oui, mais… Outre une propreté souvent très approximative, les voici invariablement couvées par un cerbère. Cette gardienne des aisances, dame des trônes, distribue les feuilles de papier, une à une. Prendre car il n’y en a pas à l’intérieur. Les dames rosissent en scrutant le panneau exigeant de ne rien jeter dans la cuvette mais d’opter pour la poubelle qui la jouxte, sinon, c’est blocage assuré des canalisations. Toutes prestations intimes achevées, le vigile des saints-lieux tapote la soucoupe, histoire d’exiger son dû. On peut se contenter de piécettes. Ou, quitte à passer pour indélicat, filer sans rien laisser, regard furibard assuré, mais aucune peine de prison ne sera demandée.

Autant sourire et faire avec. On avait rêvé La Havane en écoutant Habana, le tube entêtant de la torride Camila Cabello. Son rythme lent et sensuel correspond très exactement à la marche de ses habitants, un pas de danse, aux visages qui promettent le bonheur, malgré le dénuement, les menaces de Trump, l’effondrement de l’ami vénézuélien, les tornades et les pénuries. Et puis sur place, il y eut cette porte déglinguée qui ouvrait sur une cour qu’on pensait abandonnée. Tout au fond, poussait un yuca et des bougainvillées. Une mamie assise dans un canapé défoncé tirait sur son cigare et caressait le chat lové à ses côtés en fredonnant des notes tombées du ciel. Elles accompagnaient la voix légère de Beatriz Marques susurrant Besa me, besa me mucho, une si douce chanson d’amour. Pari gagné pour La Havane.

 

Par

JEAN-PIERRE CHANIAL

 

Photographie de couverture

CECILE LHERMITTE