Kenya

Retour à Lamu

Retour à Lamu

Serti d’océan Indien et de mangrove, isolé au nord-est du Kenya, l’archipel de Lamu est un bijou qui reflète le passé et l’avenir du pays.

 

Les ruelles en lacis de sa ville pluricentenaire, alternance de murs de corail, de portes finement sculptées et d’ingéniosité architecturale, témoignent de l’extrême richesse de la culture swahilie – qui signifie “peuple de la côte” – et de son ouverture sur le monde. Un dialogue entamé au XIVe siècle avec les civilisations arabes, perses, indiennes, européennes et même chinoises (des fragments de porcelaine Ming seraient encore enfouis dans le sable de Lamu) qui trouve aujourd’hui écho dans l’identité nationale. “Être kenyan, c’est être multiple”, dit l’écrivaine de Nairobi Yvonne Adhiambo Owuor. Un hymne à la tolérance, doublé d’une douceur de vivre, qui dès les années 1960 fait de Lamu une destination chérie par les voyageurs, avant qu’un voile sombre ne soit jeté sur l’archipel. Aujourd’hui, Lamu retrouve la lumière. Face à ses nouveaux défis, elle inspire une exploration inédite, à poursuivre à travers tout le Kenya.

 

Portrait d'enfant Lamu

 

Suspendu au mur, le tirage délavé reflète une vue de la côte prise depuis la mer, au début des années 1960. Perspective identique à celle observée peu avant sur une barque motorisée reliant l’île de Manda, depuis sa piste d’atterrissage arrachée à la mangrove, à celle de Lamu. Sur le cliché, un minaret entouré de quelques cabanes aux toits de palmes surplombe le petit port de Shela. Un long terrain plongeant vers l’eau se distingue lui aussi. C’est ici, qu’un demi-siècle plus tôt, Anne Spoerry fit construire la maison où nous nous trouvons. Unique femme-médecin à intégrer les “Flying Doctors” de l’Amref (première ONG africaine de santé publique), l’ancienne résistante française avait pris l’habitude de poser ici son Piper, l’Alpha Zoulou Tango. Un point de ravitaillement lors de ses campagnes de vaccination menées à travers tout le nord-est du Kenya, pendant trente-cinq ans – Mama Daktari, surnommée ainsi affectueusement par les Kenyans, a piloté jusqu’à sa mort, à l’âge de 80 ans. Aujourd’hui, la maison restaurée par son neveu est devenue la Moon Houses et reçoit les voyageurs. Autour du petit embarcadère, les constructions ont bien poussé…

 

Port de Lamu

 

Enchanteresse et menacée

À quelques exceptions près, le village de Shela respecte l’héritage de la ville historique de Lamu, témoin d’architecture et de culture swahilies le mieux préservé de toute l’Afrique orientale, qui baigne encore dans son jus pluricentenaire, à trois kilomètres de là. Version miniature et aseptisée, Shela reprend subtilement les influences arabes, perses, indiennes et européennes qui ont façonné cette escale commerciale majeure sur la route des Indes. Sur une rive escarpée, bordée d’un côté par les dunes sauvages et de l’autre par un chenal abrité de l’océan Indien, se dessine un labyrinthe. Des venelles habillées d’imposants murs de corail soutenant des cascades de bougainvilliers, des façades omanaises blanchies à la chaux relevées de toit en makuti, protégées derrière d’épaisses portes en bois, finement sculptées. À chaque ruelle, un nouveau voyage dans le temps. Ici, un enfant trotte sur son âne chargé de briques – l’animal reste le moyen de transport numéro 1 de l’île, malgré l’apparition récente des motos, qui menacent de faire perdre à Lamu Town sa place au patrimoine mondial de l’Unesco. Là, assis autour du daka (le porche swahili), six anciens disputent une partie de dominos, plus loin deux femmes passent, leurs voiles fuchsia emportés par le vent. La sérénité flotte de nouveau sur Lamu.

 

Partie de dès Lamu

 

Aube nouvelle pour une île enfin sortie d’une nuit obscure et interminable entamée à l’automne 2011. Ce soir-là, Marie Dedieu, sexagénaire française qui depuis quinze ans passe ses hivers sur Manda, dans sa maison face à Shela, est kidnappée par le groupe djihadiste somalien des Shebab. Sa tragique disparition s’ajoute à celle d’un touriste britannique quelques semaines plus tôt sur la côte, et porte un coup fatal à la région. Du jour au lendemain, plus un visiteur ne met le pied à Lamu. Suivant les recommandations officielles, les propriétaires européens déguerpissent eux aussi. En 2014, d’autres actes terroristes frappent, à 120 kilomètres de là, mais suite à un changement constitutionnel, l’ensemble du comté s’appelle désormais Lamu. “Les médias parlaient de terrorisme à Lamu, et l’opinion comprenait l’île de Lamu, même si cela n’avait rien à voir !”, regrette Nina Chauvel, parisienne expatriée depuis quinze ans.

 

âne Lamu

 

S’ensuit une longue traversée du désert pour un archipel qui vit à 80 % du tourisme. Le gouvernement lui tourne le dos préférant miser sur l’enjeu politique, au risque de voir disparaître un patrimoine historique qui n’a plus les moyens de ses restaurations. Pire, depuis 2015, Nairobi projette d’implanter à dix kilomètres au nord de l’île, l’un des plus grands terminaux pétroliers d’Afrique de l’Est, le Lapsset Corridor. Destiné à accueillir, d’ici une dizaine d’années, 17 millions de tonnes de marchandises, mais aussi trois aéroports, trois villes, une autoroute et une ligne ferroviaire. L’épée de Damoclès écologique et sociale porte ses premiers coups à la mangrove et la voix des Shebab pourrait trouver écho chez les jeunes pêcheurs privés de ressources.

 

Ruelles de Lamu

 

Entre sauvegarde patrimoniale et humanitaire

Pour sauver sa perle rare, la communauté lamusienne se mobilise, avec ses humbles armes, mais sur tous les fronts. Les initiatives privées se multiplient. La fondation Thune, qui œuvre depuis vingt ans pour préserver le patrimoine swahili de l’archipel, réalise aussi des projets sociaux, notamment la première piscine de Shela réservée aux femmes musulmanes de la communauté. L’association The Flip Flopi a débuté une grande croisade contre le plastique qui jonche l’océan tandis que le Marine Conservation Trust se bat, lui, pour protéger l’habitat des tortues marines menacé par l’activité humaine. À l’inverse, vivre coupé du monde a un prix. Dans l’archipel, nombreux sont les villages reculés qui n’ont accès à aucun soin de santé, particulièrement depuis la désertion des ONG suite à la menace sécuritaire.

 

Bidon d'essence Lamu

 

Trentenaire charismatique née sur l’île voisine de Pate, Umra Omar n’a pas hésité à quitter New York, où elle commençait une carrière humanitaire, pour venir au chevet de Lamu. Son association, les Safari Doctors, permet aujourd’hui d’emmener par bateau une équipe médicale vers ces zones isolées. “Le projet avait été initié par la famille d’Anne Spoerry, mais abandonné après le kidnapping de 2011. Reprendre la mission était pour moi une évidence. Soigner bien sûr, mais aussi éduquer et créer un lien social, telle est l’idée”, explique la jeune femme, assise sur le pont d’un dhow. Celui-là vogue vers une dernière rencontre entre le soleil et l’horizon, emmenant à son bord des touristes, récemment moins frileux à revenir sur les plages immaculées de Shela. Une bonne nouvelle car eux aussi ont un rôle à jouer dans la résurrection de Lamu.

Enfant Lamu

Une partition délicate à interpréter sans bouleverser la nature de ce lieu à part. “Lorsque j’ai débarqué en 2004, les moteurs étaient rares, témoigne une habitante. Aujourd’hui nous sommes rattrapés par le rythme occidental, il faut répondre aux mails dans l’heure, la 4G passe partout. À moto, Lamu Town n’est plus qu’à cinq minutes de Shela. C’est pourtant tellement plus agréable d’y aller en bateau, cela permet de se rencontrer, de discuter”, poursuit-elle. Maman de deux enfants, elle préfère vivre en face, sur Manda, où électricité et eau courante viennent à peine d’apparaître.

 

Vêtements Lamu

 

Une oasis où vivre et créer

Depuis sa fondation, l’île accueille les visiteurs et cultive un islam modéré. Burqas et rastas se côtoient, l’homosexualité est tolérée quand ailleurs le pays la condamne. Tolérante, Lamu répondait déjà dans les années 1970 aux aspirations d’une foule hippie en quête d’un “Katmandou africain”. Vingt ans plus tard, ce fut au tour des familles princières, des grands entrepreneurs, des artistes et autres célébrités de trouver ici leur nirvana. Certains se contentèrent d’y vivre une parenthèse loin des regards, d’autres choisirent de bâtir leur jardin secret derrière des murs épais. Des cocons de tranquillité et de style, qui réinterprètent la maison traditionnelle swahilie – un design ingénieux optimisant la circulation de l’air et privilégiant l’intimité – en l’adaptant au mode de vie contemporain. Dans la cour intérieure s’invite une piscine, les chambres grimpent d’un étage pour profiter de la vue, les terrasses réservent des cachettes où paresser et créer.

 

hotel Lamu

 

“Les artistes adorent Lamu. C’est une île enchantée qui invite à la création”, se réjouissait dans le Wall Street Journal (2015) le galeriste londonien Nicholas Logsdail, à la tête de la Lisson Gallery de Londres. Tombé sous le charme de Lamu en 2002, ce dénicheur de talents acquiert dans la vieille ville un ancien palais du XVIIIe siècle puis, quelques années plus tard, une usine d’huile de palme à l’abandon, qu’il rénove dans un esprit minimaliste. The Factory devient alors une résidence artistique, oasis contemporaine en pleine ville historique, où Anish Kapoor vient peindre une série de gouaches et Marina Abramovic filmer, un mois durant, ses confidences à un âne… “J’ai découvert à Lamu un autre espace-temps”, confiait alors la performeuse serbe. Délire artistique qui fait sens sur cette terre swahilie où il est coutume de dire : “Un homme sans âne est un âne lui-même.”

 

Coffre Lami

 

Dans l’un des ateliers, le Kenyan Richard Onyango a quant à lui laissé une toile qui illustre le cauchemar d’un futur Lamu surpeuplé, traversé de tankers et de quatre-voies. Une mise en garde terriblement belle qui invite à veiller sur cette île parchemin.

 

Par

BAPTISTE BRIAND


Photographies

OLIVIER ROMANO