Cambodge

La fête de l’Eau au Cambodge

La fête de l’Eau au Cambodge

Le fête de l’Eau est la plus importante des fêtes nationales cambodgiennes. Elle se tient à la pleine lune d’automne, quand le cours de la rivière Tonlé Sap s’inverse, et réunit à Phnom Penh, devant le palais royal, plusieurs millions de personnes en trois jours. Les bateaux-dragons s’y affrontent sur la large nappe de la rivière – pour le prestige des équipages et la prospérité du pays. Suspendue pendant les périodes Lon Nol et Khmers rouges, elle a retrouvé aujourd’hui ses rameurs, ses illuminations et un public fervent. Un voyage au Cambodge à cette période permet d’entrer en contact avec la passion de tout un peuple.   

 

Le big lac et la rivière sans source

L’Asie du Sud-Est n’a pas de plus grand ensemble lacustre que le Tonlé Sap. Ce nom désigne un lac du centre du Cambodge, mais aussi une rivière émissaire, qui va se jeter dans le Mékong à Phnom Penh. Enfin, une partie de l’année. Parce qu’une autre partie, elle inverse son cours. Le système est commutatif (et cela a son importance pour la fête). Pendant la saison sèche, la rivière Tonlé Sap coule normalement du lac au fleuve ; pendant la saison humide - mousson et fonte des glaces himalayennes - le Mékong enfle, entre en crue, développe une puissance suffisante pour faire de l’émissaire un tributaire. Rivière entre deux sources, en quelque sorte. On est frappé, en visitant les villages de pêcheurs à la saison sèche, de les voir perchés sur des pilotis de plusieurs mètres. C’est qu’alors, le profondeur moyenne du lac est d’environ un mètre. Lorsque le Mékong ouvre le robinet, le niveau des eaux monte de plusieurs mètres. Auxquels correspondent logiquement les plusieurs mètres des pilotis. Ainsi les habitants des berges gardent-ils leur mobilier au sec. A cette augmentation de la profondeur correspond inévitablement celle de la surface. La régularité climatique emplit et vide le Tonlé Sap. Et le dérèglement climatique lui cause des hoquets inquiétants.

 

village flottant lac Tonlé Sap

Eric Flogny

 

Autour du lac

Cette colossale machine hydraulique entretient un puissant écosystème. Les ressources halieutiques ont été considérables. Aujourd’hui, elles sont ébranlées par la surpêche et la diminution des flux hydriques. Le lac, dans son extension saisonnière, est un formidable incubateur. Les hommes s’en sont nourris. Les oiseaux aussi, en abondance. On rencontre encore, par exemple, le pélican à bec tacheté, l’outarde du Bengale ou le pygargue à tête grise. Parmi les près de deux cents espèces de poissons répertoriées, peu sont aussi célèbres que l’énorme poisson-chat géant du Mékong, Pangasianodon gigas. C’est pourtant un monstre en état critique d’extinction. Quant au crocodile du Siam, la maroquinerie lui donnera peut-être un avenir d’élevage. Quoi qu’il en soit de ces perspectives mitigées, la pêche a jusqu’ici assuré la vie des hommes (ce ne serait pas forcément une mauvaise chose qu’un tourisme durable prenne partiellement le relais dans l’économie du lac). Villages, pêcheries puis, aujourd’hui, entreprises de pisciculture illustrent cette donnée fondamentale. Le complexe d’Angkor, établi sur la rive nord, n’a - du temps de sa splendeur - dérogé ni à la règle de pitance, ni à l’utilisation d’une flotte. Et ces marins d’eau douce pouvaient être aussi farouches guerriers que les hoplites qui embarquaient sur les trières grecques. Tout autour du Tonlé Sap, pêcheurs et bateaux, une culture liée fortement à l’eau.

fête de l'eau sur le lac tonle sap

LocHuynh/AdobeStock

 

Bon Om Touk

Deux traditions, l’une politico-militaire, l’autre agricole, documenteraient l’origine de la fête de l’Eau, Bon om touk, au Cambodge. Il n’est d’ailleurs pas inenvisageable de les combiner. Pour la première, les rois khmers (Jayavarman VII notamment, le bâtisseur d’Angkor Thom, ayant combattu et vaincu lors de batailles navales) auraient instauré, en commémoration de leurs triomphes, des courses nautiques. Pour la seconde, on fêtait, au début de la saison sèche - fin octobre début novembre - l’inversion du cours de la rivière Tonlé Sap, promesse de fécondité renouvelée des eaux et des champs. Comme les rois vainqueurs sont aussi des rois nourriciers, deux perspectives se rencontraient opportunément pour stabiliser le régime symbolique et royal. Le fait qu’aujourd’hui encore les principales régates de la fête aient lieu à Phnom Penh devant le palais indique que ce régime est toujours, de façon plus ou moins consciente, opératoire. Toute cette légitimation du pouvoir au Cambodge repose donc sur un phénomène météo. Les dirigeants actuels qui relativisent la crise climatique devraient se rendre à la fête de l’Eau et méditer sur les liens que la politique entretient avec le temps qu’il fait.

 

cambodgiens sur des vélos

Samantha Faivre

 

Les régates

Des bas-reliefs des temples du Bayon, à Angkor, ou de Banteay Chhmar, représentent de tumultueuses batailles navales. Le motif illustre la compétition, les aléas et le dénouement victorieux. Il est cosmique, politique, mais aussi sportif. Il assure du prestige. De nos jours, au temps marqué, il peut y avoir près de quatre cents embarcations sur la rivière Tonlé Sap. Ces bateaux-dragons sont effilés, bas sur l’eau ; ils peuvent mesurer trente mètres et embarquer jusqu’à quatre-vingts rameurs. Ça envoie ! Et ça flashe. Course en ligne, par deux équipages, sur un kilomètre. Les hommes de bord portent les couleurs de la ville, de la province, de la personne influente ou de l’entreprise qui a fait équiper le bateau. Sur la berge, on s’enthousiasme, on se grise, on fait preuve d’un chauvinisme à toute épreuve et on profite largement des petits stands de nourriture. Les encouragements des spectateurs répondent aux han des équipages et au claquement des pagaies. Elimination directe. De nombreux bateaux ne concourent pas pour la victoire suprême, mais pour le simple plaisir de participer à un évènement dans lequel les Cambodgiens sont tous partie prenante. On cherche aussi à faire mieux que la dernière fois. Ainsi l’ambiance est-elle à l’émulation, pas au combat. Il faut certes dominer l’adversaire, dans la mesure du possible, mais la défaite n’est pas humiliante. Elle est une part inévitable du jeu.

course de bateau pendant la fête de l’Eau

Pascal Deloche/AdobeStock

 

De tout le Cambodge

On vient de tout le pays à Phnom Penh pour participer à la fête – comme rameur ou comme spectateur. La population double de volume pendant ces trois journées. On se concentre au bord de la rivière, sur les plans inclinés du quai Sisowath. Les meilleures places sont en hauteur, aussi terrasses et balcons sont-ils objets de toutes les convoitises. Le soir, aux heures cruciales, la ville est comme en léthargie, sinon au bord de l’eau, où il y a grand tapage. Après les épreuves, les illuminations continuent et des feux d’artifice sont tirés. La fête de l’Eau est aussi une célébration de la lumière. On s’égaie dans les restaurants, qui servent l’ok ambok, préparé pour l’occasion avec du riz nouveau, de la banane et de la noix de coco. Toujours le renouvellement. Les provinciaux profitent d’être montés à la capitale pour en goûter les plaisirs. Les commerçants font des affaires by night. De retour chez lui, tout ce beau monde remettra les bateaux à l’eau pour des courses régionales, moins prestigieuses peut-être, mais pas moins animées. A la même période, des régates sont organisées à Siem Reap. Elles ne brillent pas autant que celles de Phnom Penh, mais bénéficient de l’aura incomparable du site d’Angkor. Puis les bateaux sont remisés, souvent dans des temples, lesquels disposent de bâtiments suffisants, jusqu’à l’année suivante. Il ne faut pas gâcher les promesses de l’inversion du cours de la rivière et, à cette fin, on doit se remettre au travail.

restaurant sur le lac

Adrian Green/Getty Images/iStockphoto

 

Des cérémonies religieuses

Au soir du deuxième jour de la fête, des cérémonies propitiatoires se tiennent dans les pagodes à travers le pays. Les moines et les fidèles brûlent de l’encens, illuminent et prient pour la prospérité de leurs compatriotes. Au commencement d’un cycle nouveau, le dispositif est complet : les forces du travail, de la politique et de la religion s’unissent pour assurer le bonheur de la nation. On profite des circonstances – la pleine lune du mois de kâtdek, calendrier bouddhique – pour remercier solennellement les divinités pour les prémices des récoltes. Nul doute que les cols bleus et les secteurs économiques des nouvelles technologies soient, d’une façon ou d’une autre, associés à ces intercessions spirituelles. D’ailleurs, ils ne manquent pas de sponsoriser des bateaux-dragons. On remarque, à la proue de certains d’entre ceux-ci, une danseuse. Tradition ancienne, qui matérialise l’esprit du bateau, ou de son propriétaire. Les yeux peints sur les bords avant renforcent l’impression de vie du dragon filant sur l’eau. La déesse hindouiste Gangâ, épouse de Shiva, tenue au Cambodge pour mère des eaux, est elle aussi invoquée au cours des festivités : on attend d’elle qu’en paix avec les hommes, elle assure la régularité des écoulements favorables à l’agriculture et à la pêche. Les bateaux porteurs de spectaculaires motifs de lampes et de lanternes lui sont un hommage. Indra, le dieu suprême, est convoqué également. Les arrière-plans hindouistes de la fête sont denses.

bateau sur le lac tonlé Sap

LocHuynh/AdobeStock

 

Une fête d’avenir

Par ses tenants et ses aboutissants, son déroulement – fixé en 1873 par le roi Norodom – et par l’enthousiasme qu’elle suscite, la fête de l’Eau est une authentique fête populaire : les Cambodgiens y tiennent. Elle fait le lien avec l’histoire millénaire du pays par-dessus les périodes des Khmers rouges et de la guerre civile. Elle manifeste le retour au cours normal de la vie. Qui n’est pas, comme chacun sait, un long fleuve tranquille, mais qui ne saurait être non plus un chapelet d’atrocités. C’est la sagesse de cette fête : pour que la course ait lieu dans de saines et acceptables conditions, il faut une régularité englobante, celle de l’eau en l’occurrence. Et là, alors que l’actualité climatique se fait insistante, la signification de cette manifestation, peut-être mise en péril par cette actualité justement, s’élargit. Par son sens et sa fragilité, elle acquiert une portée nouvelle. On pourrait résumer ainsi la question : la fête de l’Eau étant un signe d’exploitation raisonnable des ressources naturelles et de la paix civile, comment en préserver les conditions et la pérennité ?

 

Par

EMMANUEL BOUTAN

 

Photographie de couverture : LocHuynh/AdobeStock